Le psychisme humain est composé de trois dimensions :

1) La dimension mentale
2) La dimension psycho-affective
3) La dimension existentielle
La thérapie philosophique travaille la dimension existentielle.
1) LA DIMENSION MENTALE

C’est la dimension humaine qui peut sembler la plus évidente, puisque la civilisation occidentale en fait une (la?) caractéristique essentielle de l’être humain. L’activité mentale consiste à chercher des solutions.
Chaque fois que se présente un problème, il s’agit de le faire disparaître (solutionner n’est pas loin de dissoudre). L’activité mentale a pour finalité de faire disparaître les problèmes.
Si l’on accorde à Aristote qu’un problème est d’abord une question (avec plusieurs réponses contradictoires possibles), alors on peut dire que l’activité mentale a pour finalité de faire disparaître les questions. Exemple : les sciences. Elles constituent la manifestation la plus réussie de l’activité mentale. Or une question, dans les sciences, a pour vocation de disparaître, effacée par sa réponse. L’avenir, du point de vue des sciences, est le temps de la disparition des questions (une question sans réponse aujourd’hui sera résolue demain — idée de progrès).
La pensée mentale relève de la ratio. C’est une pensée calculante, qui a pour objectif une universalité abstraite, dont le modèle est la pensée mathématique : un discours mathématique est d’autant plus universel qu’il ne signifie rien d’autre que lui-même.
Dans notre vie quotidienne, nous utilisons le mental chaque fois que nous désirons résoudre un problème ou faire disparaître une question : faisant nos courses, cherchant un garagiste, rédigeant notre feuille d’impôt, etc.
Nous utilisons également notre mental pour des questions ou des problèmes qui n’en relèvent pas, mais relèvent de la dimension psycho-affective ou de la dimension existentielle. Cela génère des désordres intérieurs.

 

2) LA DIMENSION PSYCHO-AFFECTIVE

Elle concerne les relations entre les personnes. Dès qu’il y a un « moi » et un « autre », alors mon psychisme est affecté par cette situation (sentiments, émotions, passions…). La dimension psycho-affective a une nature essentiellement historique. Les émotions qui m’affectent dans le présent sont largement déterminées par des émotions m’ayant affectées dans mon passé ; la manière dont je perçois, ou suscite, une situation relationnelle dans le présent dépend de la manière dont j’ai vécu mes premières relations (« autruis primordiaux » : papa-maman).
La psychanalyse, ainsi que les psycho-thérapies, sont centrées sur cette dimension du psychisme. Elles en font la théorie, et proposent des méthodes pour moins souffrir de ses relations aux autres, et au monde (« être capable d’aimer et de travailler », dit Freud).
Il y a processus thérapeutique dès lors que les souffrances qui ont été refoulées (qui n’ont pas été vécues) sont vécues consciemment et peuvent être dites.
Mais on peut constater que le recours au mental face aux problèmes posés par la dimension psycho-affective est un obstacle au processus de thérapie, car c’est un moyen de ne pas rencontrer réellement les souffrances dont on souhaite guérir. Les psychothérapeutes vont donc inciter le patient à « lâcher le mental » et à réintégrer le vécu émotionnel ou corporel.
En dehors d’un processus de thérapie, il est fréquent de recourir au mental pour se défendre des souffrances psycho-affectives : par exemple la manipulation d’autrui pour contrôler son comportement, afin qu’il soulage, ou ne réveille pas de très anciennes souffrances maintenues inconscientes (comportement bien plus fréquent dans le quotidien qu’on veut parfois le croire) ; ou encore, le pur et simple déni : quand le mental ne peut solutionner un problème, il lui reste la possibilité de le faire disparaître en le niant.

Le discours psycho-affectif consiste dans l’expression pure du ressenti, — sans stratégie de manipulation ni de contrôle sur ce qui est dit ou la manière dont cela va être reçu (ce qui est alors un discours mental).
C’est un discours qui est toujours particulier (c’est mon histoire, ce sont mes ressentis) et en même temps général (tout le monde a une histoire psychique qui se structure autour des mêmes thèmes : père, mère, et tout ce qui va avec, tout le monde éprouve des émotions…).

 

3) LA DIMENSION EXISTENTIELLE — le logos philosophique

C’est la relation que tout être humain entretient avec le fait de sa propre existence. Je suis né (« jeté-au-monde »), avec la conscience que je suis voué à la mort. Je ne suis pas la source de mon existence, ni de mes conditions d’existence (homme ou femme, avec telles ou telles aptitudes, né dans tel ou tel milieu, avec telle ou telle éducation etc.). Je ne me suis pas choisi. L’existence est pour moi un mystère. Ce mystère engendre des questions. La philosophie a pour tâche de les poser et de les approfondir.
La dimension existentielle du psychisme humain est le lieu, profond, ou chaque être humain est travaillé par ces questions. C’est le lieu du besoin de sens. Questionner, se laisser consciemment travailler par les questions existentielles, permet de reprendre contact avec cette part de nous-même qui se nourrit de sens.
Le questionnement, dans l’esprit socratique, est une voie d’accès au mystère. Une voie de connaissance. Socrate est celui qui peut affirmer qu’il ne sait rien, tout en pratiquant la connaissance de soi. Il n’y a pas de contradiction. En effet, la connaissance du mystère que l’on est exige précisément de lâcher tout savoir (c’est-à-dire la vie mentale).
Le dialogue socratique est donc une thérapie de la dimension existentielle du psychisme humain (Socrate « médecin de l’âme »). Il s’agit de se connaitre soi-même en lâchant les constructions mentales, de devenir soi-même, et ainsi de donner sens à sa vie (ma vie a du sens quand elle exprime l’être que je suis.)

L’activité mentale, dans la philosophie occidentale, a parfois été confondue avec la pensée existentielle. La ratioa été confondue avec le logos. Le logos est une parole profonde, qui exprime l’être que l’on est. C’est une parole qui s’écoute en même temps qu’elle se profère (écoute du sens, écoute de la profondeur, cf. aussi Héraclite, et le logos stoïcien). C’est une parole qui ne s’entend que dans le silence mental — silence de l’aporie : le questionnement a fait la preuve de l’impossibilité de toute solution.
C’est une parole-pensée qui vise une universalité concrète : plus j’exprime la singularité de mon rapport au mystère de ma propre existence, plus ma parole exprime la condition humaine, l’humanité, dans sa dimension universelle. Le logos unit le singulier et l’universel.

Le recours au mental pour traiter les questions existentielles peut se faire de deux grandes manières.
La manière « vulgaire », qui consiste à affirmer que les questions existentielles n’ayant pas de réponses, il vaut mieux pour sa tranquillité ne pas se les poser. C’est ignorer qu’elles se posent au fond de tout être humain, et le travaillent, qu’il le veuille ou non. Et que sa vie, aussi protégée soit-elle, les lui fera rencontrer tôt ou tard, d’autant plus rudement que ce sera plus tard (la mort). Au contraire, se laisser consciemment travailler par ces questions, c’est rentrer dans un cheminement libérateur.
La manière savante, elle, consiste à répondre aux questions existentielles « une fois pour toutes » comme le voulait Descartes, afin qu’elles cessent de se poser. L’intérêt philosophique des réponses dépend de l’exigence du questionnement qui les fonde. Les grands philosophes sont grands par la profondeur de leur questionnement. Mais la tradition occidentale les tient pour philosophes en vertu des réponses qu’ils ont apporté.

Quand le philosophe est trop pressé de résoudre les questions qu’il pose et de fabriquer des théories, il s’interdit cet accès à lui-même qu’est le renoncement au savoir. Il s’absente de son questionnement. La philosophie cesse alors d’être une voie de sagesse pour devenir une recherche de savoir. Recherche paradoxale, puisqu’il s’agit d’un « savoir existentiel », c’est-à-dire d’un savoir… du mystère de la condition humaine. Or le mystère est ce qui échappe en droit au savoir !
Toute la philosophie occidentale est marquée par cette tension. En même temps, on peut constater que la recherche de savoir l’a emporté sur la pratique d’une voie de sagesse.

4) PHILOSOPHIE THÉRAPEUTIQUE ET THÉRAPIE EXISTENTIELLE…

La thérapie philosophique est un travail sur la dimension existentielle. C’est là sa spécificité et ce qui la distingue d’une approche scientifique (dimension mentale) ou psychologique (dimension psycho-affective).
La dimension existentielle est le lieu du besoin de sens. Ce besoin, s’il n’est pas comblé, engendre souffrances, mal-être et maladie. La « crise de sens » du monde contemporain est l’expression collective de la difficulté de chacun à donner sens à sa vie.
Le travail sur la dimension existentielle permet donc de se libérer de certaines souffrances, particulièrement les plus profondes. En ce sens, celui où Socrate se disait « médecin de l’âme », la philosophie est thérapie. Mais ce n’est pas de la psycho-thérapie. Ce n’est pas un travail sur la dimension psycho-affective. En même temps, si les deux dimensions sont absolument distinctes dans leur essence, elles apparaissent toujours mélangées dans l’ordre de l’existence (d’où l’importance de bien les distinguer). C’est pourquoi les thèmes abordés en travail philosophique sont parfois les mêmes que lors d’une psycho-thérapie. Mais l’approche diffère. Dans un problème psycho-affectif, c’est toujours le noyau existentiel qu’il s’agira de débusquer et de mettre au jour.
Le but de la thérapie existentielle n’est pas d’expliquer le ressenti, mais d’aider l’autre à devenir créateur de sens.

Denis Marquet

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